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# Déconstruire les évidences sur le genre {.unnumbered}
Ce cours explore la construction historique et sociale des notions de
sexe, genre et sexualité. Il vise à développer une approche critique des
catégorisations naturalisées à travers l'étude de leur généalogie en
France et dans les pays anglo-saxons, ainsi que leur circulation entre
les champs médical, féministe et académique.
## Objectifs pédagogiques
- Définir et articuler les notions de sexe, genre et sexualité
- Explorer la généalogie de ces concepts dans différents contextes
nationaux
- Analyser la circulation de ces notions entre champs disciplinaires
- Développer une approche critique des catégorisations naturalisées
## Ressources bibliographiques essentielles
- DELPHY, Christine (2001). *L'ennemi principal. Penser le genre*.
Paris : Syllepse.\
Fondamental pour la section sur l'approche française.
- DORLIN, Elsa (2008). *Sexe, genre et sexualités*. Paris : PUF.\
Excellente synthèse historique.
- FAUSTO-STERLING, Anne (2012). *Corps en tous genres*. Paris : La
Découverte.\
Pour la partie médicale.
- BERENI et al. (2020). *Introduction aux études sur le genre*.
Bruxelles : De Boeck.\
Manuel de référence actualisé.
# Généalogie médicale du genre
Au XVIᵉ siècle, des anatomistes comme Vésale considéraient les organes
génitaux masculin et féminin comme des variations d'un même modèle,
illustrant une vision unisexe du corps humain. Cette perspective est
également présente chez des penseurs comme Marin Cureau de La Chambre,
qui proposait une échelle du genre humain où les sexes étaient perçus
comme des degrés d'un continuum. [@steinberg2008]
Au XVIIIᵉ siècle, une rupture épistémologique s'opère, marquée par une
différenciation accrue des sexes. Cette évolution est influencée par des
facteurs culturels, scientifiques et philosophiques, notamment les
travaux de Buffon, qui ont contribué à la construction de la notion de
sexe biologique. [@brahimiSexualiteDansLanthropologie1980] Cette
transition reflète un passage d'une conception unisexe à une vision
binaire des sexes, influençant profondément les perceptions sociales et
culturelles de l'époque.
Dans l'Antiquité, le médecin Galien a développé une théorie selon
laquelle le corps humain est un continuum de
perfection[@lloydScienceFolkloreIdeology1983]. Dans cette vision, le
masculin est considéré comme la forme la plus accomplie, tandis que le
féminin est perçu comme une version incomplète. Cette perfection est
associée à la chaleur : le corps masculin, plus chaud, permettrait aux
organes de se développer vers
l'extérieur[@thomassetSexualiteSavoirMedical1985]. À l'inverse, le corps
féminin, manquant de cette chaleur, garderait ses organes reproducteurs
à l'intérieur. Ainsi, les organes féminins seraient similaires aux
masculins, mais restés internes par manque de chaleur.
Cette conception s'appuie sur la théorie des humeurs, qui décrit quatre
qualités fondamentales : chaud, froid, sec et humide. La chaleur est vue
comme la force permettant la transformation du sang menstruel en
semence, l'extériorisation des organes reproducteurs et le développement
des caractéristiques masculines. Cette théorie influençait la médecine
de l'époque, dictant des régimes alimentaires différents selon le sexe
et des traitements pour "rééquilibrer" les humeurs.
Au Moyen Âge et à la Renaissance, ces idées antiques ont été transmises
et adaptées. Les traductions arabes des textes de Galien et d'autres
savants ont joué un rôle clé dans cette transmission. Des centres comme
Tolède ont traduit ces œuvres en latin, enrichissant le savoir médical.
Les manuscrits circulaient dans les écoles de médecine, les monastères
et les universités naissantes. La théorie du sexe unique a persisté,
intégrée aux savoirs chrétiens et influençant les pratiques médicales,
comme les dissections et les illustrations anatomiques.
Cependant, des tensions ont émergé. Les observations anatomiques
contredisaient parfois la théorie, soulevant des questions sur la
génération et le rôle des sexes. Cela a conduit à une remise en question
progressive du modèle unique. Ainsi, bien que le modèle du sexe unique
ait dominé la pensée médicale jusqu'au XVIIIe siècle, des signes de
changement apparaissaient déjà.
La vision hiérarchique des corps, plaçant l'homme adulte au sommet,
suivie des femmes et des enfants, trouve ses racines dans la théorie des
humeurs de la médecine antique. Selon cette théorie, le corps humain est
composé de quatre humeurs : le sang, le phlegme, la bile jaune et la
bile noire. L'équilibre de ces humeurs détermine la santé et le
tempérament d'une personne[@bonnard2013].
La chaleur corporelle était considérée comme un critère de perfection.
L'homme adulte était perçu comme possédant une chaleur maximale, tandis
que les femmes et les enfants étaient vus comme ayant une chaleur
déficiente, les rendant ainsi moins parfaits. Cette conception est
illustrée par Galien, qui affirmait que la femme est "plus imparfaite
que le mâle" en raison de sa nature plus froide.[@moreau2010]
D'autres critères de perfection incluaient l'équilibre des humeurs, le
développement des organes et la force physique et morale. Ces idées ont
contribué à une vision hiérarchisée des corps, influençant les
perceptions des différences entre les sexes. [@bajeux2024]
## La théorie des humeurs : un dispositif médical de légitimation des hiérarchies sexuées
Dans l'Antiquité, la théorie des humeurs élaborée par Hippocrate et
Galien a constitué un cadre conceptuel déterminant dans la construction
médicale et sociale des différences entre les sexes. Cette théorie
postule que le corps humain est régi par quatre humeurs fondamentales -
le sang, le phlegme, la bile jaune et la bile noire - dont l'équilibre
détermine la santé et le tempérament.
Au cœur de ce système théorique se trouve une classification binaire
associant le masculin au chaud et au sec, et le féminin au froid et à
l'humide. Cette catégorisation n'était pas neutre : elle établissait une
véritable échelle de perfection corporelle, plaçant l'homme adulte au
sommet de la hiérarchie en raison de ses qualités thermiques optimales.
Les femmes et les enfants, caractérisés par une "déficience" en chaleur,
occupaient des positions subalternes dans cette typologie médicale.
L'originalité de ce système réside dans sa dimension dynamique :
l'équilibre humoral pouvait être modifié par des facteurs
environnementaux comme l'alimentation, l'activité physique ou le
climat[@maclean1980]. Cette conception ouvrait la possibilité de
transformations ascendantes (masculinisation) ou descendantes
(féminisation) sur l'échelle des perfections
corporelles[@parkSecretsWomenGender2008]. Les médecins prescrivaient
ainsi des régimes "fortifiants" et des exercices "virils" pour maintenir
ou augmenter la chaleur vitale masculine, tandis que les femmes
recevaient des traitements visant à "équilibrer" leur supposée nature
froide[@löwy2003].
Cette théorie médicale a servi de support scientifique à la légitimation
des hiérarchies de genre. En naturalisant la supériorité masculine et
l'infériorité féminine, elle a contribué à justifier les inégalités
sociales entre les sexes. Les prescriptions médicales différenciées qui
en découlaient ont participé à la construction des identités et des
rôles genrés, en définissant "scientifiquement" les aptitudes et les
limites propres à chaque sexe.
Si la théorie des humeurs est aujourd'hui obsolète sur le plan médical,
son héritage persiste de manière diffuse dans les représentations et les
pratiques contemporaines. Les biais de genre dans la recherche médicale
actuelle - comme la sous-représentation des femmes dans les essais
cliniques - témoignent de la persistance de présupposés
différentialistes hérités de cette tradition. Cette généalogie
historique invite à une réflexion critique sur l'articulation entre
savoirs médicaux et rapports sociaux de sexe dans la production des
inégalités de santé.
Ces analyses montrent comment des modèles médicaux historiques ont
structuré les rapports sociaux, influencé durablement les pratiques et
continuent d'impacter notre vision contemporaine. Comme l'affirme Thomas
Laqueur, "le sexe, tel que nous le connaissons... est le produit d'un
moment historique particulier". [@laqueur2013]
Au XVIIIe siècle, une transformation majeure s'opère dans la
compréhension des sexes. Les avancées en anatomie pathologique, telles
que la pratique systématique des autopsies et le développement des
collections anatomiques, offrent un nouveau regard sur les structures
internes du corps humain. Des innovations techniques, comme le
perfectionnement du microscope et l'amélioration des illustrations
médicales, permettent une observation plus précise des organes.
Parallèlement, le contexte sociopolitique, marqué par la Révolution
française et une nouvelle conception de la citoyenneté, suscite des
débats sur la place des femmes dans la
société.[@gardeyLinventionNaturelSciences2000]
Cette période voit l'abandon progressif de l'échelle de perfection
hiérarchique au profit d'une pensée différentialiste. Les sexes ne sont
plus perçus selon une continuité, mais comme deux natures distinctes et
irréductibles[@schiebingerMindHasNo1991]. Les organes féminins,
auparavant considérés comme des versions inversées des organes
masculins, sont désormais reconnus pour leur
spécificité[@moscucciScienceWomanGynaecology1990]. Cette révolution
conceptuelle s'accompagne d'une nouvelle nomenclature anatomique, avec
une terminologie spécifique pour chaque sexe, abandonnant les analogies
traditionnelles.[@berriot-salvadoreCorpsDestinFemme1993]
Ces changements ont des implications immédiates en médecine, notamment
avec la naissance de la gynécologie et la spécialisation des soins par
sexe[@jordanovaSexualVisionsImages1993]. De nouvelles pathologies
"féminines" sont identifiées, renforçant la naturalisation des rôles
sociaux et la séparation des sphères masculine et
féminine[@stolberg2003]. Des discours sur la complémentarité des sexes
émergent, justifiant des rôles distincts pour les hommes et les femmes.
Pierre Roussel, dans son ouvrage *Système physique et moral de la femme*
[@vila1995] (1775), illustre cette nouvelle perception en affirmant :
"La femme n'est pas seulement différente de l'homme par ses organes,
elle l'est par tout son être." Cette citation souligne la vision
essentialiste de l'époque, où les différences entre les sexes sont
considérées comme fondamentales et englobantes.
Cette rupture épistémologique illustre comment la pensée médicale
participe à la construction sociale des catégories de sexe et de genre.
Au XVIIIᵉ siècle, la médecine a contribué à la construction du
dimorphisme sexuel en adoptant une approche anatomique systématique. Les
médecins ont recherché méthodiquement les différences entre les sexes,
documentant de manière exhaustive les variations observées et
établissant des normes sexuées. Cette démarche a conduit à une
révolution du langage médical, avec l'abandon des termes analogiques au
profit d'une nomenclature spécifique différenciant systématiquement les
descriptions anatomiques masculines et féminines. [@edelman2000]
Cette évolution s'est accompagnée d'une naturalisation des inégalités,
où les différences anatomiques étaient utilisées pour justifier les
rôles sociaux. La construction d'une "nature féminine" s'est appuyée sur
la théorie des tempéraments, attribuant aux femmes des traits tels que
la sensibilité, la fragilité et l'émotivité, tandis que les hommes
étaient associés à la force, la rationalité et la stabilité. Ces
conceptions ont eu un impact significatif sur l'éducation et les droits,
renforçant les stéréotypes de genre. [@vuilleGynecologie2016]
Dans la pratique médicale, cette période a vu la naissance de la
gynécologie en tant que spécialité autonome. Des instruments spécifiques
ont été développés, et des praticiens spécialisés ont été formés pour
traiter des aspects tels que la grossesse, l'accouchement, la puberté,
la ménopause, ainsi que des pathologies considérées comme spécifiquement
féminines, comme l'hystérie.[@edelmanMetamorphosesLhysteriqueDebut2013]
La médicalisation différenciée a entraîné une surveillance accrue du
corps féminin, incluant le contrôle des cycles menstruels, la régulation
des comportements et des prescriptions
morales[@carolMedecinsStigmatisationVice2002]. De nouvelles catégories
pathologiques, telles que les troubles "spécifiquement féminins", les
maladies nerveuses et les désordres de la reproduction, ont été
définies, renforçant la vision binaire des corps et établissant des
normes biologiques et sociales qui continuent d'influencer la médecine
contemporaine.
Cette période a donc durablement établi une médecine genrée, avec des
implications théoriques et pratiques qui perdurent encore aujourd'hui.
Au XIXᵉ siècle, la médecine a adopté une approche systématique pour
étudier les différences sexuelles. Les dissections régulières et les
collections anatomiques hospitalières ont permis des observations
détaillées des particularités sexuées. Des chercheurs comme Xavier
Bichat [@duchesneau2012] ont approfondi l'anatomie des tissus, tandis
que Pierre Cabanis [@martins1981] a exploré les liens entre le physique
et le moral, et Julien-Joseph Virey
[@williamsPhysicalMoralAnthropology1994] a décrit la "nature féminine".
Ces travaux ont conduit à une catégorisation scientifique des
différences sexuelles, notamment en ce qui concerne le système nerveux,
la structure osseuse et les organes spécifiques.
Entre 1850 et 1900, de nouvelles disciplines consacrées à l'étude du
sexe ont émergé. La sexologie, par exemple, s'est développée avec des
ouvrages tels que *Psychopathia Sexualis* de Richard von Krafft-Ebing en
1886, qui proposait une classification des comportements sexuels et
définissait les "perversions". [@chaperon2007] Cette approche a souvent
pathologisé les comportements non conformes aux normes de l'époque,
renforçant des conceptions rigides de la masculinité et de la
féminité[@oosterhuisStepchildrenNatureKrafftEbing2000]. Parallèlement,
la révolution endocrinologique a permis l'isolement des hormones
sexuelles et une meilleure compréhension de leur rôle dans le
développement sexuel, ouvrant la voie à de nouvelles perspectives
thérapeutiques, comme les traitements
hormonaux[@sengooptaMostSecretQuintessence2006].
Au début du XXᵉ siècle, les théories de la différenciation sexuelle se
sont consolidées avec la découverte des chromosomes
sexuels[@richardson2013b], la compréhension des hormones de
développement et l'étude de la différenciation
embryonnaire.[@fausto-sterling2000] Ces avancées ont eu des applications
cliniques, notamment dans le traitement des "anomalies" sexuelles,
l'établissement de critères de normalité et la mise en place de
protocoles thérapeutiques spécifiques.[@meyerowitz2004]
Cette période a ainsi établi une "science du sexe" moderne, caractérisée
par des normes biologiques strictes et un contrôle médical accru du
genre.[@greenhalgh1995] Ces développements ont eu des implications
sociales et politiques significatives, influençant la perception des
identités sexuées et la régulation des comportements
sexuels.[@lowyImperfectPregnanciesHistory2017]
### Étude de cas : les protocoles de John Money (1955)
Dans les années 1950, le psychologue John Money a développé la théorie
selon laquelle l'identité de genre est malléable à la naissance et se
forme principalement par l'éducation et l'environnement
social[@karkazis2008]. Il a proposé que les enfants naissent sans
conscience innée de leur sexe ou de leur genre, et que ces
caractéristiques se développent à travers leur éducation, en particulier
au cours d'une période critique située entre 18 et 24 mois.
Sur la base de cette théorie, Money a établi des protocoles cliniques
pour la prise en charge des enfants intersexes, c'est-à-dire ceux nés
avec des caractéristiques sexuelles ambiguës. Ces protocoles incluaient
des critères pour l'assignation d'un sexe, mettant l'accent sur
l'importance de l'apparence des organes génitaux externes. Il
préconisait des interventions chirurgicales précoces pour "normaliser"
ces organes, suivies d'une éducation cohérente avec le sexe assigné. Le
secret médical était également considéré comme essentiel, les parents
étant souvent encouragés à ne pas divulguer la condition intersexe de
l'enfant, afin de favoriser une identité de genre conforme au sexe
assigné.
Ces protocoles ont eu des implications théoriques et pratiques
significatives. Ils ont contribué à une distinction conceptuelle entre
le sexe biologique et le genre en tant que construction sociale. La
priorité accordée à l'apparence des organes génitaux a influencé
durablement la prise en charge médicale des enfants intersexes, avec des
interventions chirurgicales souvent réalisées sans le consentement
éclairé des patients concernés. Cependant, des cas ultérieurs, tels que
celui de David Reimer[@colapintoNatureMadeHim2000][^1], ont mis en
évidence les limites et les conséquences potentiellement néfastes de ces
approches, conduisant à une réévaluation des pratiques médicales
concernant l'assignation de sexe et le respect de l'autonomie des
individus intersexes.
[^1]: **David Reimer**, un garçon canadien qui a été élevé comme une
fille après une opération ratée de circoncision dans les années
1960. Sous l’influence du psychologue John Money, les parents de
David ont suivi une approche qui supposait que l'identité de genre
pouvait être entièrement modelée par l'éducation et l'environnement
social. Cependant, cette expérience a entraîné de grandes
souffrances pour David, qui a rejeté son identité féminine à
l’adolescence et a fini par se réidentifier en tant qu'homme. Voir
**Colapinto, J.** (2000). *As Nature Made Him: The Boy Who Was
Raised as a Girl.* Harper Perennial.
Les protocoles cliniques développés par John
Money[@moneyManWomanBoy1972; @moneyImprintingEstablishmentGender1957]
pour la prise en charge des enfants intersexes reposaient sur plusieurs
principes clés[@dreger2009]. L'un des aspects fondamentaux était
l'assignation précoce d'un sexe, basée principalement sur l'apparence
des organes génitaux externes[@reis2009]. Cette décision visait à
faciliter l'intégration sociale de l'enfant en lui attribuant un sexe
clairement identifiable. Pour renforcer cette assignation, des
chirurgies de "normalisation" étaient souvent réalisées dès le plus
jeune âge afin de conformer les organes génitaux à l'apparence attendue
du sexe assigné.[@dreger2009a] Le secret médical entourant ces
interventions était également jugé essentiel, les parents étant
encouragés à ne pas divulguer la condition intersexe de l'enfant, dans
le but de favoriser le développement d'une identité de genre cohérente
avec le sexe assigné.
Ces protocoles ont eu des implications théoriques et pratiques
significatives. Ils ont contribué à une distinction conceptuelle entre
le sexe biologique et le genre en tant que construction sociale, en
postulant que l'identité de genre pouvait être façonnée par l'éducation
et l'environnement, indépendamment du sexe biologique. La priorité
accordée à l'apparence des organes génitaux a conduit à une
médicalisation accrue des corps intersexes, avec des interventions
chirurgicales souvent réalisées sans le consentement des personnes
concernées. Ces pratiques ont eu une influence durable sur la prise en
charge médicale des personnes intersexes, mais ont également suscité des
critiques et des réévaluations éthiques, notamment en ce qui concerne le
respect de l'autonomie et des droits des patients.
## Sources historiques et études de cas pour la généalogie médicale du genre


Les critiques féministes ont mis en lumière la pathologisation des corps
féminins et la normativité médicale qui en découle. Elles ont souligné
que de nombreux savoirs biologiques sur le corps ne sont pas neutres,
mais construits à partir de positions de domination, entretenant des
croyances essentialisantes et hiérarchisantes sur les corps. Par
exemple, des biologistes comme Emily Martin [@martin1996] ont révélé les
métaphores sexistes présentes dans la description de la procréation, où
le spermatozoïde est souvent décrit comme actif et l'ovule comme passif
Cette pathologisation s'est manifestée par la médicalisation de
phénomènes naturels du corps féminin, tels que le syndrome prémenstruel,
souvent considéré comme une pathologie nécessitant une intervention
médicale. De plus, des pratiques médicales comme les interventions
chirurgicales précoces sur les enfants intersexués ont été critiquées
pour leur tendance à conformer les corps à une binarité de genre
normative, sans consentement éclairé des personnes concernées.
Les mouvements féministes ont joué un rôle crucial dans la critique de
ces pratiques, en dénonçant la médicalisation excessive et en
revendiquant une réappropriation du corps par les femmes. Par exemple,
le mouvement "Our Bodies, Ourselves" aux États-Unis dans les années 1970
a encouragé les femmes à se former et à échanger des informations sur
leur propre santé, afin de réduire la dépendance au corps médical et de
promouvoir une meilleure compréhension de leur propre
corps.[@richardson1988]
Ces critiques ont conduit à une réévaluation des pratiques médicales et
à une prise de conscience de la nécessité d'une approche plus inclusive
et respectueuse des expériences des femmes et des personnes
intersexuées. Elles ont également souligné l'importance de considérer le
contexte historique et social dans lequel ces savoirs médicaux ont été
produits, afin de comprendre les biais qui peuvent les
influencer.[@varikas1992]
Ainsi, une approche historique est essentielle pour comprendre comment
les différences sexuelles ont été construites médicalement et comment
ces constructions ont été contestées par les mouvements
féministes[@perrot1985]. Cette perspective critique permet de remettre
en question les normes établies et de promouvoir des pratiques médicales
plus équitables et respectueuses de la diversité des corps et des
identités. [@dorlin2009]
Les décisions médicales concernant l'assignation du sexe chez les
nouveau-nés présentant des variations du développement génital reposent
souvent davantage sur des critères sociaux et culturels que strictement
biologiques[@fausto-sterling2007]. Les médecins, en se positionnant
comme découvreurs d'un "vrai sexe", participent en réalité à sa
construction selon des normes culturelles prédominantes[@kessler1990].
## Construction médicale et sociale du sexe à la naissance : entre normes et pratiques
L'assignation sexuelle à la naissance représente un moment crucial où
s'articulent savoirs médicaux, normes sociales et enjeux identitaires.
Cette pratique révèle les mécanismes complexes de la construction
sociale du genre, particulièrement visible dans le cas des variations du
développement sexuel[@krausBicategorisationParSexe2000].
Les critères d'assignation sexuelle : une hiérarchisation médicale
genrée
L'évaluation médicale des organes génitaux externes lors de
l'assignation sexuelle révèle une asymétrie fondamentale dans la
construction sociale du genre. Pour le sexe masculin, les critères sont
explicites et quantifiés, centrés sur la taille et la fonctionnalité du
pénis. Cette approche s'inscrit dans ce que Bourdieu nommerait une
"somatisation des rapports de domination", où le corps masculin devient
l'objet d'une surveillance médicale particulière.
Plusieurs recherches ont documenté les standards médicaux précis
utilisés pour évaluer le "pénis adéquat". Kessler (1998) note que la
longueur minimale acceptée pour un pénis à la naissance est généralement
fixée à 2,5 centimètres, un critère arbitraire mais présenté comme
objectif. Cette mesure devient un marqueur décisif de la masculinité,
illustrant ce que Fausto-Sterling (2000) appelle la "matérialisation
médicale des normes de genre".
En contraste, les critères d'assignation du sexe féminin sont
remarquablement moins définis. Cette "indétermination relative" des
critères féminins n'est pas neutre : elle reflète une conception
médicale où le féminin est défini par défaut, comme l'absence de
caractéristiques masculines "adéquates". Comme l'a montré Karkazis
[@karkazis2008], cette asymétrie reproduit une hiérarchie de genre où le
masculin est posé comme référence positive et le féminin comme une
catégorie résiduelle.
# La construction médicale des "performances" sexuées : une analyse sociologique
La différenciation des critères médicaux entre assignation masculine et
féminine révèle une hiérarchisation genrée des priorités anatomiques et
fonctionnelles. Cette asymétrie n'est pas neutre : elle traduit et
reproduit des conceptions sociales profondes sur les rôles de genre.
Pour l'assignation masculine, les critères se focalisent sur la
"performance" externe et visible : - La capacité de miction debout,
considérée comme un marqueur culturel de masculinité - La taille du
pénis et sa capacité future de pénétration hétérosexuelle - L'apparence
"normale" dans les situations de nudité collective (vestiaires,
toilettes)
Comme l'a démontré Kessler [@kessler1990], ces critères répondent moins
à des nécessités biologiques qu'à des attentes sociales sur la
performance de la masculinité. Cette préoccupation pour la "performance"
visible reflète ce que Bourdieu nommerait une "incorporation des normes
de la masculinité hégémonique".[@bourdieuDominationMasculine1990]
En contraste, l'assignation féminine privilégie des critères liés à la
reproduction : - La présence d'organes reproducteurs internes
fonctionnels - Le potentiel de fertilité future - La capacité d'avoir
des rapports hétérosexuels permettant la procréation
Selon Karkazis [@karkazis2008], cette asymétrie révèle une conception
différenciée de la sexualité : active et performative pour les hommes,
reproductive et réceptive pour les femmes. Cette différenciation
s'inscrit dans ce que Löwy [@löwy2003]identifie comme une "biologisation
des rôles sociaux de genre".
Les critères d'évaluation reflètent ainsi une double normalisation : -
Anatomique : définissant ce qui constitue un corps "normal" selon le
genre - Sociale : projetant des attentes de comportement et de rôle
social différenciés
Ces choix médicaux, présentés comme techniques, participent à la
reproduction d'un ordre social genré où la masculinité est définie par
la performance visible et la féminité par la fonction reproductive.
Cette analyse révèle comment les critères médicaux d'assignation
sexuelle, loin d'être simplement scientifiques, sont profondément
imprégnés de normes sociales sur le genre et la sexualité.
# La performativité du discours médical dans la construction du sexe
Le vocabulaire médical concernant les variations du développement sexuel
constitue un puissant instrument de normalisation. Cette terminologie,
loin d'être uniquement descriptive, opère comme un dispositif de pouvoir
au sens foucaldien, structurant la perception et la gestion sociale des
corps.
L'évolution historique du lexique médical est révélatrice : - Le terme
"hermaphrodite", historiquement dominant jusqu'au XXe siècle, portait
une charge mythologique et morale - Le passage à "intersexe" dans les
années 1920 marque une première médicalisation du phénomène - L'adoption
récente de "variations du développement sexuel" (VDS) ou "differences of
sex development" (DSD) illustre une tentative de neutralisation
technique
Comme l'analyse Klöppel (2010), ces changements terminologiques ne sont
pas de simples modernisations lexicales mais traduisent des
transformations profondes dans les régimes de savoir-pouvoir médicaux.
Le vocabulaire contemporain privilégie systématiquement : - Des termes
techniques plutôt qu'identitaires - Un lexique de la variation plutôt
que de la différence - Une rhétorique du développement plutôt que de
l'état
Selon l'analyse de Kraus (2000), cette évolution terminologique
participe à une "naturalisation discursive" de l'intervention médicale.
En présentant les variations comme des "développements" à "optimiser",
le langage médical légitime les interventions précoces comme des
corrections nécessaires plutôt que comme des choix sociaux.
Cette politique lexicale produit plusieurs effets concrets : - Elle
dépolitise les enjeux en les technicisant - Elle individualise des
questions sociales en les médicalisant - Elle naturalise des choix
normatifs en les présentant comme thérapeutiques
Comme le souligne Karkazis (2008), ce travail discursif constitue un
élément central du dispositif médical de production et de maintien de la
binarité sexuelle.
L'évolution terminologique est particulièrement révélatrice. L'abandon
progressif de termes comme "hermaphrodite" ou "anormal", historiquement
chargés et pathologisants, s'est fait au profit d'un vocabulaire
technique apparemment plus neutre. Comme l'a montré Klöppel
[@klöppel2010], ce changement lexical ne représente pas une simple
modernisation du langage médical, mais une transformation profonde du
cadre conceptuel de compréhension des variations sexuelles.
Le recours systématique au vocabulaire de la "réparation" plutôt qu'à
celui de la "construction" illustre ce que Kraus
[@krausBicategorisationParSexe2000] appelle la "naturalisation
discursive" du sexe. En présentant les interventions comme des
corrections d'anomalies plutôt que comme des actes de construction
sociale du genre, le discours médical maintient l'illusion d'une
binarité sexuelle naturelle et préexistante aux interventions médicales.
Cette stratégie discursive a des effets concrets sur les pratiques.
Comme l'analysent Karkazis [@karkazis2008]et Davis [@davis2015], le
vocabulaire de la réparation légitime les interventions précoces en les
présentant comme des restaurations d'un ordre naturel plutôt que comme
des choix sociaux et médicaux construits. Cette rhétorique occulte la
diversité biologique réelle des corps et naturalise des décisions
médicales qui sont fondamentalement sociales.
# La construction collective du genre : entre médicalisation et socialisation
Je vais approfondir cette analyse sociologique des trois niveaux du
processus d'assignation sexuelle en ajoutant des références et
développements supplémentaires.
# La fabrique institutionnelle du genre : une analyse multi-niveaux
L'assignation sexuelle constitue un cas paradigmatique de ce que les
sociologues appellent une "construction sociale de la réalité" (Berger
et Luckmann, 1966). Cette construction s'opère à travers une
articulation complexe entre trois niveaux institutionnels.
1. L'autorité médicale comme instance légitime Au-delà des observations
de Karkazis (2008), les travaux de Löwy
[@lowyImperfectPregnanciesHistory2017]ont montré comment l'expertise
médicale s'est historiquement constituée comme l'autorité légitime
dans la détermination du sexe. Cette légitimité s'appuie sur ce que
Rose (2007) [@rose2007]nomme le "pouvoir biomédical" - un assemblage
de savoirs, de techniques et d'institutions qui naturalisent les
interventions médicales. L'urgence de l'assignation sexuelle
illustre parfaitement ce que Canguilhem [@canguilhem2013](1966)
identifiait comme la confusion entre le normal et le normatif en
médecine.
2. La famille comme dispositif de socialisation L'analyse de Davis
[@davis2015](2015) sur le "projet de genre" familial peut être
enrichie par les travaux de Meadow [@meadow2018](2018) sur la
"gender labor" - le travail quotidien des parents pour maintenir une
identité de genre cohérente. La gestion du secret, identifiée par
Fausto-Sterling[@fausto-sterling1999] (2000), s'inscrit dans ce que
Goffman (1963) théorisait comme le "management de l'information
stigmatisante". Les recherches de Preves (2003) montrent comment ce
silence imposé structure profondément les relations familiales.
3. Le cadre institutionnel élargi Les observations de Butler
[@butler2002] sur le rôle des institutions sont complétées par les
travaux de Spade (2015) sur l'administration de la différence
sexuelle. L'état civil, l'école et les services de santé forment ce
que West et Zimmerman [@west1987]appellent le "cadre institutionnel
du genre" - un système qui non seulement régule mais produit la
binarité sexuelle comme réalité sociale.